Il y a donc, pour l’homme, une action et une pensée possibles au niveau moyen qui est le sien. Toute entreprise plus ambitieuse se révèle contradictoire. L’absolu ne s’atteint ni surtout ne se crée à travers l’histoire. La politique n’est pas la religion, ou alors elle est inquisition. Comment la société définirait-elle un absolu ? Chacun peut-être cherche, pour tous, cet absolu. Mais la société et la politique ont seulement la charge de régler les affaires de tous pour que chacun ait le loisir, et la liberté, de cette commune recherche. L’histoire ne peut plus être dressée alors en objet de culte. Elle n’est qu’une occasion, qu’il s’agit de rendre féconde par une révolte vigilante.
« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc. » Si le temps de l’histoire n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est en effet qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part. Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau. Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi. Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le même poète. Mais la vraie vie est présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure. Ce qui retentit pour nous aux confins de cette longue aventure révoltée, ce ne sont pas des formules d’optimisme, dont nous n’avons que faire dans l’extrémité de notre malheur, mais des paroles de courage et d’intelligence qui, près de la mer, sont même vertu.
Aucune sagesse aujourd’hui ne peut prétendre à donner plus. La révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre un nouvel élan. L’homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être. Après quoi les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite. Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale. Le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov continuera de retentir ; l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme.
Il y a un mal sans doute que les hommes accumulent dans leur désir forcené d’unité. Mais un autre mal est à l’origine de ce mouvement désordonné. Devant ce mal, devant la mort, l’homme au plus profond de lui-même crie justice. Le christianisme historique n’a répondu à cette protestation contre le mal que par l’annonce du royaume, puis de la vie éternelle, qui demande la foi. Mais la souffrance use l’espoir et la foi ; elle reste solitaire alors, et sans explication. Les foules du travail, lassées de souffrir et de mourir, sont des foules sans dieu. Notre place est dès lors à leur côté, loin des anciens et des nouveaux docteurs. Le christianisme historique reporte au-delà de l’histoire la guérison du mal et du meurtre qui sont pourtant soufferts dans l’histoire. Le matérialisme contemporain croit aussi répondre à toutes les questions. Mais, serviteur de l’histoire, il accroit le domaine du meurtre historique et le laisse en même temps sans justification, sinon dans l’avenir qui demande encore la foi. Dans les deux cas, il faut attendre et, pendant ce temps, l’innocent ne cesse pas de mourir. Depuis vingt siècles, la somme totale du mal n’a pas diminué dans le monde. Aucune parousie, ni divine ni révolutionnaire, ne s’est accomplie. Une injustice demeure collée à toute souffrance, même la plus méritée aux yeux des hommes. Le long silence de Prométhée devant les forces qui l’accablent crie toujours. Mais Prométhée a vu, entretemps, les hommes se tourner aussi contre lui et le railler. Coincé entre le mal humain et le destin, la terreur et l’arbitraire, il ne lui reste que sa force de révolte pour sauver du meurtre ce qui peut l’être encore, sans céder à l’orgueil du blasphème.
On comprend alors que la révolte ne peut se passer d’un étrange amour. Ceux qui ne trouvent de repos ni en Dieu ni en l’histoire se condamnent à vivre pour ceux qui, comme eux, ne peuvent pas vivre : pour les humiliés. Le mouvement le plus pur de la révolte se couronne alors du cri déchirant de Karamazov : s’ils ne sont pas tous sauvés, à quoi bon le salut d’un seul ! Ainsi, des condamnés catholiques, dans les cachots d’Espagne, refusent aujourd’hui la communion parce que les prêtres du régime l’ont rendue obligatoire dans certaines prisons. Ceux-là aussi, seuls témoins de l’innocence crucifiée, refusent le salut, s’il doit être payé de l’injustice et de l’oppression. Cette folle générosité est celle de la révolte qui donne sans tarder sa force d’amour et refuse sans délai l’injustice. Son honneur est de ne rien calculer, de tout distribuer à la vie présente et à ses frères vivants. C’est ainsi qu’elle prodigue aux hommes à venir. La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent.
La révolte prouve par là qu’elle est le mouvement même de la vie et qu’on ne peut la nier sans renoncer à vivre. Son cri le plus pur à chaque fois fait se lever un être. Elle est donc amour et fécondité, ou elle n’est rien. La révolution sans honneur, la révolution du calcul qui, préférant un homme abstrait à l’homme de chair, nie l’être autant de fois qu’il est nécessaire, met justement le ressentiment à la place de l’amour. Aussitôt que la révolte, oublieuse de ses généreuses origines, se laisse contaminer par le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruction et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graines d’esclaves, qui finissent par s’offrir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. Elle n’est plus révolte ni révolution, mais rancune et tyrannie. Alors, quand la révolution, au nom de la puissance et de l’histoire, devient cette mécanique meurtrière et démesurée, une nouvelle révolte devient sacrée, au nom de la mesure et de la vie. Nous sommes à cette extrémité. Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est inévitable que nous devinons déjà et dont nous avons seulement à lutter pour qu’elle soit. Par-delà le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons une renaissance. Mais peu le savent.
There does exist for man, therefore, a way of acting and of thinking which is possible on the level of moderation to which he belongs. Every undertaking that is more ambitious than this proves to be contradictory. The absolute is not attained nor, above all, created through history. Politics is not religion, or if it is, then it is nothing but the Inquisition. How would society define an absolute? Perhaps everyone is looking for this absolute on behalf of all. But society and politics only have the responsibility of arranging everyone’s affairs so that each will have the leisure and the freedom to pursue this common search. History can then no longer be presented as an object of worship. It is only an opportunity that must be rendered fruitful by a vigilant rebellion.”
Obsession with the harvest and indifference to history,” writes Rene Char admirably, “are the two extremities of my bow.” If the duration of history is not synonymous with the duration of the harvest, then history, in effect, is no more than a fleeting and cruel shadow in which man has no more part. He who dedicates himself to this history dedicates himself to nothing and, in his turn, is nothing. But he who dedicates himself to the duration of his life, to the house he builds, to the dignity of mankind, dedicates himself to the earth and reaps from it the harvest that sows its seed and sustains the world again and again. Finally, it is those who know how to rebel, at the appropriate moment, against history who really advance its interests. To rebel against it supposes an interminable tension and the agonized serenity of which Rene Char also speaks. But the true life is present in the heart of this dichotomy. Life is this dichotomy itself, the mind soaring over volcanoes of light, the madness of justice, the extenuating intransigence of moderation. The words that reverberate for us at the confines of this long adventure of rebellion are not formulas for
optimism, for which we have no possible use in the extremities of our unhappiness, but words of courage and intelligence which, on the shores of the eternal seas, even have the qualities of virtue.
No possible form of wisdom today can claim to give more. Rebellion indefatigably confronts evil, from which it can only derive a new impetus. Man can master in himself everything that should be mastered. He should rectify in creation everything that can be rectified. And after he has done so, children will still die unjustly even in a perfect society. Even by his greatest effort man can only propose to diminish arithmetically the sufferings of the world. But the injustice and the suffering of the world will remain and, no matter how limited they are, they will not cease to be an outrage. Dimitri Karamazov’s cry of “Why?” will continue to resound; art and rebellion will die only with the last man.
There is an evil, undoubtedly, which men accumulate in their frantic desire for unity. But yet another evil lies at the roots of this inordinate movement. Confronted with this evil, confronted with death, man from the very depths of his soul cries out for justice. Historical Christianity has only replied to this protest against evil by the annunciation of the kingdom and then of eternal life, which demands faith. But suffering exhausts hope and faith and then is left alone and unexplained. The toiling masses, worn out with suffering and death, are masses without God. Our place is henceforth at their side, far from teachers, old or new. Historical Christianity postpones to a point beyond the span of history the cure of evil and murder, which are nevertheless experienced within the span of history. Contemporary materialism also believes that it can answer all questions. But, as a slave to history, it increases the domain of historic murder and at the same time leaves it without any justification, except in the future — which again demands faith. In both cases one must wait, and meanwhile the innocent continue to die. For twenty centuries the sum total of evil has not diminished in the world. No paradise, whether divine or revolutionary, has been realized. An injustice remains inextricably bound to
all suffering, even the most deserved in the eyes of men. The long silence of Prometheus before the powers that overwhelmed him still cries out in protest. But Prometheus, meanwhile, has seen men rail and turn against him. Crushed between human evil and destiny, between terror and the arbitrary, all that remains to him is his power to rebel in order to save from murder him who can still be saved, without surrendering to the arrogance of blasphemy.
Then we understand that rebellion cannot exist without a strange form of love. Those who find no rest in God or in history are condemned to live for those who, like themselves, cannot live: in fact, for the humiliated. The most pure form of the movement of rebellion is thus crowned with the heart-rending cry of Karamazov: if all are not saved, what good is the salvation of one only? Thus Catholic prisoners, in the prison cells of Spain, refuse communion today because the priests of the regime have made it obligatory in certain prisons. These lonely witnesses to the crucifixion of innocence also refuse salvation if it must be paid for by injustice and oppression. This insane generosity is the generosity of rebellion, which unhesitatingly gives the strength of its love and without a moment’s delay refuses injustice. Its merit lies in making no calculations, distributing everything it possesses to life and to living men. It is thus that it is prodigal in its gifts to men to come. Real generosity toward the future lies in giving all to the present.
Rebellion proves in this way that it is the very movement of life and that it cannot be denied without renouncing life. Its purest outburst, on each occasion, gives birth to existence. Thus it is love and fecundity or it is nothing at all. Revolution without honor, calculated revolution which, in preferring an abstract concept of man to a man of flesh and blood, denies existence as many times as is necessary, puts resentment in the place of love. Immediately rebellion, forgetful of its generous origins, allows itself to be contaminated by resentment; it denies life, dashes toward destruction, and raises up the grimacing cohorts of petty rebels, embryo slaves all of them, who end by offering themselves for sale, today, in all the market-places of Europe, to no matter what form of servitude. It is no longer either revolution or rebellion but rancor, malice, and tyranny. Then, when revolution in the name of power and of history becomes a murderous and immoderate mechanism, a new rebellion is consecrated in the name of moderation and of life. We are at that extremity now. At the end of this tunnel of darkness, however, there is inevitably a light, which we already divine and for which we only have to fight to ensure its coming. All of us, among the ruins, are preparing a renaissance beyond the limits of nihilism. But few of us know it.